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Lecture : Les sandales de Rama

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Le Quotidien des Jeunes et les éditions Didier Jeunesse te proposent une petite mise-en-bouche littéraire avec le premier chapitre du roman Les sandales de Rama de Tristan Koëgel. Bonne lecture !

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Upendra, un jeune Népalais, rêve de devenir guide de haute montagne comme son père. Mais pour l’instant, il vend des barbes à papa dans les rues de Katmandou avec son meilleur ami et son singe malicieux. Lors d’une course au souk, Upendra tombe amoureux de Satiya, une ancienne Kumari, considérée comme une déesse vivante de sa naissance à sa puberté. Envers et contre tout, le jeune garçon va approcher Satiya sans se douter que sa vie s’en trouvera bouleversée à tout jamais…

Avec la chaleur moite de l’été, les odeurs de bêtes fraîchement abattues envahissaient cette petite artère confinée. De chaque côté, les étals présentaient leurs plus belles pièces pour attirer les acheteurs. Upendra se rendit à la boutique où ses parents avaient l’habitude d’aller. Elle était si petite que son propriétaire ne pouvait que s’y tenir assis. À l’intérieur, il n’y avait de la place que pour un long couteau, quelques sacs plastique, une ou deux épices et une boîte en fer où ranger les roupies. Machinalement, tous les quarts d’heure environ, le marchand recouvrait d’eau les morceaux de chèvre et les poissons disposés devant lui sur le trottoir qui semblaient alors tout droit sortis de la rivière ou de leur pré. Upendra choisit un joli gigot que le marchand lui emballa dans du papier journal et s’empressa de retourner sur la place pour rejoindre sa mère.

Il ne la trouva pas. Il y avait un monde fou qui se faufilait entre les vendeuses de légumes et de colliers de fleurs assises par terre. Les passants, les vélos, se mélangeaient sur les pavés. On s’interpellait d’un bout à l’autre du marché, on s’y donnait rendez-vous pour affaire ou pour trouver du travail. C’est ici que monsieur Kapali recrutait autrefois les porteurs qui l’accompagnaient pendant des semaines en montagne. Upendra en aperçut quelques-uns. Ils discutaient, ils riaient. Combien de pas avaient-ils déjà faits sur le toit du monde, le dos plié en deux ? Combien de fois avaient-ils eu peur pour leur vie au bord d’un précipice, sans lâcher pour autant les valises des randonneurs, les vivres et les outils qu’ils apportaient aux villageois ? Upendra était impressionné par ces hommes. Il les regardait rire ensemble sur la place d’Asan Tole en s’imaginant qu’un jour il serait leur sirdar*.

Soudain, il se rappela qu’il cherchait sa mère et devina où elle était. En serrant contre lui son morceau de gigot, il pénétra dans un passage étroit entre deux temples et plongea dans le marché aux perles. Après quelques mètres, Upendra eut la sensation d’être emporté, presque malgré lui, d’un kiosque à l’autre par les perles elles-mêmes. Ce petit labyrinthe attrapait les passants et les déposait comme on dépose un nouveau- né après l’avoir bercé, un peu plus tard, un peu plus loin sur la place, sans qu’ils ne sachent exactement combien de temps ils avaient passé à l’intérieur. Les perles brillaient. Elles étaient disposées à hauteur d’homme, entre les étoffes de soie, de telle sorte qu’un jeune vendeur de barbes à papa ne pouvait les regarder qu’en levant la tête. Elles scintillaient comme des milliers de petites étoiles multicolores, on ne pouvait pas les lâcher des yeux.

Upendra, timidement, se décida à appeler sa mère : « Ama… Ama… »

Il murmurait, et pourtant il entendait sa voix résonner entre les billes de verre comme s’il avait crié. Alors qu’il continuait à avancer lentement dans le labyrinthe, les yeux rivés sur les cascades de perles qui le surplombaient, Upendra heurta violemment quelque chose ou quelqu’un. Il baissa la tête et s’aperçut qu’il ne serrait plus contre lui son gigot. La cuisse du chevreau gisait sur le ventre d’une jeune fille qui ouvrait de grands yeux, ahurie, étendue par terre.

Soudain, l’enchantement du couloir de perles disparut, on hurlait dans la soie.

« Ah ! Quelle horreur ! De la viande ! Regardez ça, elle est souillée ! Aidez-nous, c’est immonde ! »

Une grosse dame paniquée ameutait les marchands sans prendre la peine de relever sa fille. Elle faisait des gestes trop grands pour ce petit espace. Elle lançait ses bras au hasard et renversait les étals. Les tissus s’envolaient, les perles roulaient entre les jambes des clients et des marchands scandalisés. Upendra, immobile, entendait sa mère qui essayait de la calmer :

« Madame, doucement, il n’y a rien de grave… Comment ? Ce petit imbécile vient d’agresser ma fille à coup de gigot ! Elle a du sang partout ! Ça ira loin, cette affaire ! » Les mains au ciel, la grosse dame prenait les marchands à témoin. Elle bouillonnait, son visage gonflait et rougissait, ses yeux devenaient plus gros que des oeufs de poule. Elle ressemblait aux affreux démons rouges qui décoraient les murs de Buddhanilkantha et qui avaient mis monsieur Kapali mal à l’aise.

Upendra, lui, restait figé devant la jeune fille, pendant que leurs mères à tous les deux s’insultaient copieusement. Il regardait tour à tour ses grands yeux, le gigot échoué sur son sari, ses grands yeux encore. Rupa, lassée par les hurlements de la grosse dame, décida d’aider la jeune fille à se relever. Mais en lui tendant la main, elle se figea à son tour, hébétée et surprise. Elle connaissait ce visage.

« Tu n’as rien ? » lui demanda-t-elle enfin.

La jeune fille, choquée, se dressa sur ses jambes et sans répondre s’avança vers sa mère en titubant. Rupa récupéra ses paquets et entraîna Upendra abasourdi vers la sortie du marché aux perles.

De la place, on entendait encore les cris de la grosse dame au visage déformé.

« C’est un monstre, cette femme ! s’indigna Rupa en caressant les cheveux de son fils. Elle en fait, des manières, pour un gigot ! »

Upendra n’écoutait pas ; il n’avait pas fait plus attention que ça aux cris du monstre. Il flottait encore au milieu des étoffes de soie et des billes de verre. Lorsque les yeux écarquillés de la jeune fille s’étaient posés sur lui, les perles lui avaient paru bien ternes. Il aurait voulu la relever lui-même. Il aurait voulu qu’il n’y ait qu’eux dans le labyrinthe, qu’il n’y ait ni leurs mères, ni les marchands, ni cet horrible gigot. Tout au long du chemin qui le ramenait chez lui, il la revoyait par terre et se trouvait stupide de n’avoir rien fait pour l’aider.

*Chef, guide d’un trek de montagne

Tiré du roman Les sandales de Rama de Tristan Koëgel © Editions Didier Jeunesse – Paris, 2016


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